On pourrait en parler pendant des heures, mais il y a urgence : il ne se passera rien demain, parce que c’est la fin du monde tous les jours, « quand nous cessons de nous émouvoir », comme l’écrit ce talentueux journaliste libanais dans Courrier International :
Ceci est probablement mon dernier article avant la fin du monde, apparemment prévue par le calendrier d’une civilisation incapable d’entrevoir sa propre fin aux mains des sauvages conquistadors espagnols; fin du monde qui semble en préoccuper plus d’un. Combien d’obsédés de l’eschaton n’ont-ils pas construit d’abris antiatomiques dans l’attente de ce fameux 21/12/12… Pour oublier nos soucis, pensons que la fin est proche, et donc tout devient parfaitement relatif.
En gros, le mythe de la fin du monde a une fonction latente parfaitement utile, en l’occurrence nous faire oublier tout ce qui fait que la fin du monde – la vraie, celle-là, que l’homme façonne tous les jours un peu plus à sa mesure, et non celle qui interviendrait sur un coup de colère divin – se rapproche inéluctablement : la crise économique mondialisée, les inégalités sociales insoutenables, le réchauffement planétaire, la crise identitaire, la violence hypermédiatisée et donc banalisée… Quel baume au cœur que de penser que toutes nos misères vont bientôt toucher à leur fin.
Plus besoin même de procrastination, puisque tout est bien qui finit mal… L’obsession de la fin du monde, qui fait la joie de l’industrie cinématographique mondiale depuis quelques années, mérite de faire l’objet d’un ouvrage, pas d’un article chétif, et parfaitement conscient, d’ailleurs, de sa propre finitude. Il reste qu’elle fait l’allégresse et la détresse de tout un chacun sur les réseaux sociaux depuis quelques jours – y compris au Liban –, ce qui traduit de toute évidence une lassitude et un désenchantement sans pareils. En fait, s’il ne se passera probablement rien vendredi prochain, si ce jour sera probablement l’un des plus banals de l’histoire de l’homme, c’est parce qu’en fait la fin du monde est un état d’esprit qui se produit tous les jours.
Quand nous cessons de nous émouvoir
La fin du monde, c’est quand apparaissent des Adam Lanza ou des Anders Behring Breivik pour tirer à bout portant, dans le Connecticut ou à Utoya, sur des enfants ou des adolescents, par folie idéologique ou pulsionnelle. La fin du monde, c’est quand Psy ou nos starlettes locales deviennent les nouveaux porte-étendards d’une pseudorévolution musicale/culturelle qui n’a rien à dire mais beaucoup à montrer. La fin du monde, c’est quand l’ego malade ne peut plus survivre qu’en échappant à la réalité pour aller se désintégrer dans l’espace virtuel, en pensant se renflouer, à coups de « like ». On va se créer des liens le plus souvent pour ne plus en avoir, en vérité, et c’est tout aussi bien, puisque le virtuel pardonne tout : il suffit de bloquer la personne pour ne plus l’avoir en face de soi.
La fin du monde, c’est quand les Frères musulmans d’Égypte ou les islamistes de Tunisie se « méprennent » – volontairement – sur le message démocratique de tout un peuple en révolte en voulant substituer la théocratie à l’autocratie. La fin du monde, c’est quand Bachar el-Assad peut massacrer durant près de deux ans des femmes et des enfants en toute impunité, comme si la Syrie était son jardin secret, sous les regards du monde entier, avec la complicité active ou passive de la plupart de la communauté internationale.
La fin du monde, c’est quand nous cessons de nous émouvoir et de nous indigner face à toutes les injustices commises autour de nous et ici même, dans notre pays : injustices à la femme arabe et libanaise, qu’un machisme patriarcal aberrant et crétin veut continuer à domestiquer pour l’éternité ; injustice aux travailleurs étrangers, aux clandestins, aux pauvres et aux personnes du troisième âge, abandonnés à leur triste sort ou maltraités ; injustice à notre environnement, nos plages, nos forêts, notre patrimoine culturel, pollués à souhait ; injustice aux citoyens, encore victimes des armes illégales et des voitures piégées à l’ombre d’un gouvernement impavide et castré; injustice aux homosexuels, pourchassés comme des pestiférés dans une société parfaitement hypocrite ; injustice à l’art, mis à l’index par un groupe de religieux vicelards et complexés, et par des agents de la sécurité qui pensent, sotte chimère, qu’en censurant, ils pourront un jour dompter la liberté…
La fin du monde, c’est la fin de l’humanité, et l’aube des monstres de tous genres. C’est aujourd’hui et tous les jours. Et ce n’est qu’en toi et par toi, cher lecteur, que demain reste possible. Pour que la fin du monde, ce soit enfin hier.
L’Orient-Le Jour | Michel Hajji Georgiou | 19 Décembre 2012