Emilie



C’était un froid après-midi d’hiver. Victor hâta le pas, songeant à sa mère qui n’allait pas manquer de lui faire des remontrances s’il arrivait en retard. Surtout aujourd’hui : on allait le présenter à sa future femme. Victor, qui avait vingt ans, n’était pas du tout pressé de se marier, surtout un mariage arrangé. Mais il ne se faisait pas d’illusions : les mariages choisis étaient inexistants dans l’aristocratie. Il espérait juste que cette femme ne soit pas aussi tyrannique que sa mère.

Deroy, La petite mendiante rousse

Cinq heures sonnèrent à l’église la plus proche. Il était en retard et se mit à courir, tourna dans une rue…et percuta quelqu’un. Une jeune fille, plus précisément. Elle était tombée, et ses cheveux, bruns, clairs et soyeux, cachaient son visage. Victor lui trouva immédiatement une grâce et un charme inégalables, malgré le fait qu’elle était par terre…et vêtue des habits du bas peuple, ce qui ne l’empêcha pas d’être très intimidé.

Emilie leva les yeux vers celui qui l’avait percuté, prête à se mettre en colère. En découvrant l’air désemparé de celui qui l’avait faite tomber, elle se calma aussitôt, et le détailla attentivement. Il était brun, et avait de grands yeux noirs et doux, qui, elle essayait de s’en convaincre, la laissait parfaitement indifférente.

« – Vous…vous allez bien ? bredouilla-t-il, sa timidité naturelle accentuée par le charisme et la beauté de cette jeune fille qui devait avoir environ son âge. Elle le regardait avec curiosité et, lui sembla-t-il, non sans intérêt, ce qui était réciproque. Il admira longuement ses yeux bleus, un nez fin…

– Ca va. Très bien même.

Sa voix le ramena sur terre : elle était douce et agréable.

– Je vais peut-être rentrer…ajouta-t-elle.

– Je vais vous raccompagner, déclara Victor, étonné de lui-même.

Emilie accepta avec plaisir. Elle aimait entendre sa voix chaude et rassurante. Il l’aida à se relever, mais ne lui lâcha pas le bras. Il y eut un silence gêné, qu’Emilie se força à briser :

-Je m’appelle Emilie.

-C’est un très joli prénom, qui vous va fort bien, dit Victor, mal à l’aise sous le regard d’Emilie, qui le détaillait. Le mien est Victor, continua-t-il.

Emilie regarda alors ses vêtements, et s’exclama, avec une pointe de déception :

-Mais…vous êtes noble !

Victor s’empourpra et balbutia :

– Je… je ne vois pas ce que cela empêche…

Emilie, voyant qu’elle avait exposé ses sentiments, tenta de se rattraper, mise en confiance par Victor, qu’elle trouvait décidément très attirant :

-Vous avez raison.

Elle plongea ses yeux dans les siens et continua :

– Ne deviez-vous pas me raccompagner?

– Allons-y, répondit-il simplement, et il la prit par la main.

Le trajet leur parut court à tout les deux, chacun s’imaginant sa vie avec l’autre. Leur différence sociale leur paraissait de moins en moins insurmontable. Victor se surprit à rêver de mariage.

Arrivés devant chez Emilie, Victor la lâcha. Ni l’un ni l’autre ne savaient comment se séparer. Victor commença :

– Au revoir, Emilie. Je…

Il se tut, s’apercevant du regard brûlant d’Emilie, reflet du sien. Elle se pencha vers lui, leurs visages se touchant presque. Six heures sonnèrent. Ils se rapprochèrent encore, et une voix cria :

– Monsieur ! Monsieur Victor !

Emilie et Victor s’écartèrent l’un de l‘autre, comme pris en faute. Un majordome s’immisça entre eux, se tourna vers Victor, ignorant totalement Emilie, et dit :

-Si monsieur veut bien me suivre, cela fait une heure que je le cherche. Heureusement… des gens vous ont vu au bras de cette…demoiselle, ce qui m’a permis de vous retrouver. Vous feriez mieux de vous dépêcher, votre famille et belle-famille sont très inquiètes. »

Victor suivit lentement le majordome, contemplant Emilie une dernière fois, essayant de graver dans sa mémoire ses traits fins, son visage fier auréolé de cheveux soyeux, mais tâchant d’oublier ses yeux tristes. Puis il passa le coin de la rue. Emilie avait le coeur brisé. Elle savait qu’elle se souviendrait toute sa vie de ce jeune homme, de son visage doux et noble, de ses grands yeux timides et de sa voix captivante. Elle rentra chez elle, essayant de retenir ses larmes.

Le lendemain, on annonça le mariage du fils du principal magistrat de la ville avec la fille d’un très riche marchand.

Marion Lagarde (3ème4 – 2008/2009)