Une Heure et quart.

Jean-Claude passait pour un homme tout ce qu’il y a de plus banal. Il avait un physique banal, un emploi banal, une famille banale. Bref, la vie monotone de tous les gens que l’on peut croiser dans la rue.

Mais Jean-Claude n’était pas tout à fait semblable aux autres. Il était même très différent. Il était capable de voir sa mort, tout comme son père et son grand-père, avant lui, avaient eu cette vision très nette du lieu et de l’heure de leur mort, une prémonition d’une étrange précision qui avait été l’exacte représentation de leur disparition.

vertige

Il aurait pu prendre cette petite différence pour une malédiction, ou comme un simple avertissement, et se résigner, attendre, voir quel était son destin. Or, Jean-Claude ne croyait pas au destin. Il était même persuadé que chacun était maître de ses choix, que chacun façonnait son avenir. Il lui était donc difficile d’admettre ce que lui disait cette vision; il refusait de croire un instant qu’il était censé mourir à une heure et quart d’un après-midi pluvieux.

Jean-Claude était assis sur un banc et regardait le spectacle désormais familier de l’avancée lente, mais régulière, des aiguilles de sa montre. Presque une heure et quart. Il n’aimait pas cette heure. Chaque jour, à son approche, il revoyait cette vision étrange qui lui était venue des années plus tôt : une immense horloge, dressée sous la pluie, qui indiquait cette même heure, aperçue depuis une petite fenêtre, avec des contours un peu flous, comme une photo prise en mouvement.

Il savait ce qu’était censé signifier cette image. Mais il savait également qu’il ferait tout son possible pour que cette vision ne se réalise pas. Il secoua la tête pour se débarrasser de ces absurdités. Dans cinq minutes, sa femme viendrait le chercher pour le ramener chez lui. Elle lui préparerait alors son habituel steak frites, pendant qu’il relirait une énième fois l’exposé qui lui permettrait, normalement, grâce à la réunion de l’après-midi, de conserver son travail.

Il patienta encore quarante-cinq minutes sans que sa femme n’arrive. Inquiet, il tenta de lui téléphoner, sans résultat ; il tombait inévitablement sur son répondeur. Il se résigna donc à rentrer à pied.

Il mit une heure et demie pour faire le trajet de son lieu de travail à sa résidence. Il habitait un petit appartement, au deuxième étage d’un immeuble qui marquait le coin d’une rue fréquentée de Paris, qui se situait dans le centre-ville même de la capitale.

Jean-Claude farfouilla dans son sac à la recherche de ses clés. Il finit par les dénicher coincées entre deux documents. Il se hâta d’ouvrir la porte et se retrouva bientôt dans le hall d’entrée, face au concierge.

– Avez-vous vu ma femme, aujourd’hui ? demanda-t-il à l’homme myope qui se tenait en face de lui.
– Non, monsieur. Pas depuis ce matin, en tout cas.

Jean-Claude hocha la tête puis monta les escaliers quatre à quatre. Il avait un mauvais pressentiment.

Lorsqu’il pénétra dans le petit appartement, il se rendit vite compte qu’il était désert. Il vérifia tout de même chaque pièce avant de finir par retourner dans la cuisine. Ce fut là qu’il aperçut le petit bijou posé au centre de la table.

Il le prit entre ses mains pour mieux le regarder. Il s’agissait de l’alliance qu’il avait offerte à sa femme pour leurs fiançailles. Ils s’étaient disputés, la veille. Mais Jean-Claude ne croyait pas son épouse sérieuse lorsqu’elle avait parlé de son intention de s’en aller. Il lui fallait maintenant se rendre à l’évidence. Elle était partie.

Il sortit une bouteille de whisky du meuble et se servit un verre qu’il but cul sec. Il se retrouvait désormais sans épouse et sans emploi – car il comprenait maintenant que son exposé ne le tirerait pas d’affaire, que cette réunion n’avait été prévue que pour confirmer son licenciement, que sa femme avait raison, la veille, lorsqu’elle avait ri à l’écoute de son discours, lorsqu’elle s’était moquée de lui et de sa naïveté. Il venait de perdre à la fois sa raison de vivre et son moyen de survivre. Il se resservit un verre. Il était persuadé que sa femme ne rentrerait pas. Pas après qu’elle ait retiré son alliance. Pas après leur dispute de la veille.

Il regarda sa montre et sourit : « une heure et quart » était bien loin, et pourtant il sentait que sa vie s’arrêtait là.

Il trouva une corde dans la buanderie, sortit de l’appartement, monta à l’étage, attacha la corde à la rambarde de sécurité de l’escalier qui devait empêcher les chutes. Il noua l’autre bout en un nœud coulant puis y passa sa tête.

Jean-Claude regarda une nouvelle fois sa montre. Il était presque quatre heures et demie. Il sourit. Il ne voulait pas échapper à la mort, il voulait simplement que sa vision ne se réalise pas, pour se prouver à lui-même, juste avant de partir, que rien n’était écrit.

Il enjamba la rampe de l’escalier et se laissa glisser dans le vide. La corde se tendit et le nœud se resserra sur sa gorge. Sa nuque ne se cassa pas sur le coup: par une petite fenêtre de la cage d’escalier qu’il n’avait jamais remarquée, il eut le temps de voir, avant de mourir, l’horloge de la vieille église du quartier, inondée de pluie, dont les aiguilles rouillées étaient figées depuis des années sur le même horaire : une heure et quart.

Maéva Richard (3ème – 2008/2009)